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« L’abondance », c’était la caverne d’Ali Baba, si possible encore plus abondante et plus alléchante. Le patron mozabite de ce magasin d’alimentation s’appelait peut-être Ali mais tout le monde l’appelait Papillon.
Il était toujours vêtu à la turque, d’où le sentiment que ce lieu m’inspirait de m’être glissé dans un conte des « mille et une nuits ».
Sa boutique était située à l’angle des rues du 14 Juillet et Gambetta, face à la route de Maison Carrée (Avenue Francis Mohring) à Birkadem. La façade peinte et d’un vert défraîchi laissait entrevoir par ses deux larges portes toujours ouvertes, des pyramides de boites de conserve et des sacs regorgeant de denrées : une invitation irrésistible à entrer et à en faire l’inventaire.
Le seuil à peine franchi, la voix affable de Papillon nous accueillait par un « Bonjour ! » indéfectible. Ensuite, nous pouvions à loisir circuler dans l’allée périphérique séparant les étagères qui tapissaient les murs et la surface centrale du magasin occupée par une sorte d’estrade-présentoir carrée à gradins.
Sur les étagères, des bouteilles d’huile, d’assaisonnements exotiques, des boites de toutes sortes bien rangées par marques, des savons, des flacons et des boites de conserve innombrables, des bocaux de bonbons, etc.
Sur les différents niveaux de l’estrade centrale trônaient de grands pots d’olives en terre cuite, des tonnelets de sardines salées, une préparation à base de fèves (foul ),des bliblis (pois chiches grillés), des tramousses, graines de lupin saumurées, dans leurs cosses jaunes, servies à l’apéritif comme kémia…des sacs de jute, doublés de fin tissu blanc, aux dimensions normalisées dont les ouvertures, roulées régulièrement avec soin, arboraient fièrement le contenu : pois chiches, pois cassés, fèves, lupins et puis, lentilles, haricots secs, couscous, semoule, cacahuètes fraîches et encore farines en tous genres, fruits secs : raisins de Corinthe, abricots secs, amandes, dattes confites, figues sèches …
Les nombreuses épices étaient conditionnées dans de plus petits sacs mais, par la palette de leurs couleurs et les parfums qui en émanaient, elles ravissaient les pupilles et les muqueuses : safran, curry, cumin, cannelle, piment, paprika, anis, curcuma, muscade, 4 épices, clous de girofle, Raz el hanout, café, thé vert…
La simple lecture de leurs noms me transportait déjà dans des palais de stucs et d’ors où des sultans ottomans enturbannés m’auraient convié à des banquets somptueux composés tout spécialement pour moi ...
Aux quatre coins de cet éventaire, des tours de Babel en boites de conserve, de lait, de Halwa turc (pâte d’amande, arachide et miel), s’élançaient jusqu’au plafond. L’ensemble pouvait fort bien suggérer Sainte Sophie et ses quatre minarets dressés vers le ciel d’Istanbul.
Devant et à même le sol étaient posés les plus gros sacs, mais ils ménageaient encore assez de place, commerce oblige, pour accéder à la caisse de Papillon qu’encadraient les deux portes d’entrée. Sur le comptoir trônait un gros moulin sphérique pour moudre le café, vendu « au détail ». La mappemonde à Papillon ! Nous étions en 1952 et j’avais douze ans. Papillon était mon grand ami.
Avec ses éternels sarouel, djleka, chéchia et la force tranquille qu’il dégageait, je le prenais vraiment pour être, comme le génie d’Aladin, sorti d’une lampe à huile et donc capable d’exaucer le moindre de mes vœux.
Jovial, comme beaucoup de ces gens du Mzab, c’était un homme foncièrement gentil et qui adorait les enfants. Je crois bien que sa famille restait au Mzab alors que lui travaillait à Birkadem. Bien sûr, elle lui manquait et moi, sans le savoir, je profitais sans doute un peu de cette séparation.
Mon bon génie acceptait effectivement de fermer les yeux sur quelques uns de mes vœux gourmands et, je vous le confesse, je ne m’en privais pas. Je piochais gaiement dans les sacs de dattes, de figues et ne refusait jamais berlingots et bonbons. Toutes ces douceurs étaient payées, naturellement, d’un vrai sourire angélique ou avec un : « Merci Papillon » dont il ne devait pas être dupe.
Quoiqu’il en soit, j’avais mes entrées à l’Abondance et pouvais aller et venir librement. C’était l’essentiel ! Aussi usais-je largement, ou plus exactement « sans compter », de ce privilège. En vérité je resquillais, un point c’est tout ! Mais face à tous ces délices offerts il me paraissait inconvenant de réduire mes talents de goûteur et l’amitié de Papillon à une vulgaire histoire d’argent. N’avais-je pas raison ?
Pourtant, mes parents chéris, aux oreilles desquels mes frasques étaient bientôt venues (à cause d’un abject délateur jaloux, sans doute ) m’avaient réprimandé et fait promettre de résister à la tentation, d’une part, de ne consommer qu’en payant, d’autre part ou sinon, en cas d’échec sur les deux premiers points, de faire noter mes ardoises par Papillon . Bref, l’affaire devenait plus tendue.
Heureusement, ne vous l’ai-je pas dit, Papillon était mon bon génie à moi. Aussi, lorsque mon père passait à l’Abondance s’enquérir des impayés de son glouton de fils, Papillon répondait invariablement :« Non, il n’y a rien à payer ».
Je vous le dis, les mille et une nuits, quoi ! Mon bon génie était génial. Mais mon père repassait, toujours informé de mes agapes sucrées par le mauvais génie. Jusqu’au jour où Papillon, pour mettre un terme à cette fâcheuse situation, crut bon de répondre à mon père :« Monsieur Ménard, si votre fils consomme des friandises dans mon magasin, c’est une affaire entre lui et moi. Et si cela devait devenir une affaire d’argent, je promets de vous le faire savoir ».
Bien dit Papillon ! Oui…Oui mais ! En y réfléchissant, je me dis qu’il faudrait désormais, par honnêteté envers Papillon et par pitié pour le porte-monnaie de mon père, devenir effectivement plus raisonnable. Quelle déconvenue ! Sans avoir été vraiment douloureux, j’ai pourtant vécu là des jours pénibles. Adieu les califes de Bagdad, les palais d’or ciselés, Aladin et les tapis volants ! Il me fallait redescendre sur terre et me contenter de la portion congrue. Une figue de temps en temps, quelques dattes, un vague caramel, et c’est tout ! Il me fallait rester en deçà de la limite « à péage », vous comprenez ! Aujourd’hui je me demande si finalement ma défiance envers le monde des adultes ne s’est pas développée dès ce moment là. Avouez qu’il y avait de quoi ! Devoir subordonner le plaisir à l’argent ! Parfaitement amoral !
Malgré cela et même cinquante trois ans après, tu as toujours une place de choix dans ma mémoire, mon ami Papillon, mon bon génie pourvoyeur de délices.
« Allez Papillon, salut ! Encore merci ! Et où que tu sois, Dieu te garde ! »
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Du nouveau !!!
Le 12 avril 2006 message reçu de Hamza Ould-Mohand à transmettre à Monsieur Guy Ménard : Les Mozabites de Birkhadem se sont mobilisés pour trouver pour Guy Ménard une belle photo de Papillon, et ils ont fini par en trouver une, digne de sa mémoire. Il trône entre deux sages comme lui, alors qu’il profitait encore de sa retraite bien méritée à Ghardaïa. La communauté Mozabites demande aussi à Guy de les avertir avec anticipation si un jour il se décidait à passer par Birkadem car ils aimeraient tous le remercier de ne pas les avoir oubliés
Le webmestre
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Quelle émotion !!!
Ghardaïa ! J’ai dû survoler cent fois Ghardaïa dans mes avions de ligne, à dix kilomètres d’altitude. J’allais de Paris vers N’Djamena, Abidjan, Douala, etc. C’était entre 1970 et 1980. Papillon a peut-être regardé ces traînées blanches venant du Nord en buvant son thé ... . Sa pensée a-t-elle parfois couru sur cette voie lactée vers Birkhadem ? Peut-être … Peut-être aussi que moi, dans l’un de ces oiseaux blancs, j’ai vu Ghardaïa, tout en bas.. . Peut-être qu’à notre insu nos regards se sont croisés, noyés dans cet espace infini... Peut-être ! Peut-être… « L’imagination est la reine du vrai. ».(C. Baudelaire)
J’y vois un Papillon rayonnant et bien conforme à l’image que j’en avais conservée. . Je m’empresse de remercier la famille, les amis et tous ceux qui ont joint leurs efforts. pour m’offrir ce souvenir de lui. Vous me faites vraiment beaucoup d’honneur . . Je garderai précieusement cette photo avec mes souvenirs d’enfance birkademoise . .. Reviendrai-je un jour à Birkhadem en touriste ? Encore un peut-être… Inch’Allah ! .
Guy
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